Le Dune de Jodorowsky, un fantastique échec

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16 heures sonnent à Genève. Frank Pavich, jeune réalisateur new-yorkais, arrive au rendez-vous avec une précision helvétique. La poignée de main est chaleureuse et les présentations décontractées.

Ainsi, c’est lui, le réalisateur de Jodorowsky’s Dune!

Pour beaucoup, ce nom n’évoquera rien. C’est pour l’instant un projet qui semble avoir été visionné seulement par un petit cercle d’initiés. Mais sa diffusion ne fait que s’accroître, tout comme sa popularité, pour ne pas dire sa consécration artistique: présentation à Cannes, Prix du public à la Night Visions International Film Festival à Helsinki, le Prix du Grand Jury pour le Meilleur «Feature» Film et le Prix du public au festival de science-fiction des Utopiales en 2013… Et la Suisse pourrait bientôt voir sa sortie programmée dans les salles de cinéma.

Mais Dune, nous direz-vous, ce n’était pas un film de David Lynch plutôt?

Précisément. Il y a pourtant bien eu un autre Dune avant, mais resté en gestation. Et le documentaire est l’occasion de voir quelques images de ce qui aurait pu être un succès colossal, un pilier du cinéma de science-fiction. Un mythe finalement. Et ceci avant Alien, et même avant Star Wars!

Jodorowsky’s Dune raconte ainsi la genèse et la fin abrupte d’un projet d’adaptation au cinéma de l’oeuvre littéraire de Frank Herbert. Pour avoir une idée de l’ampleur du chantier, on peut dire que Dune est à la SF, ce que le Seigneur des anneaux est à la fantasy: un mythe.

Nous commençons par une question qui nous brûle les lèvres depuis que nous avons appris qu’il réside à Genève :

Comment vous êtes-vous retrouvé à Genève ? Pourriez-vous nous en dire plus sur votre parcours ?

Je suis new-yorkais mais j’habite maintenant à Genève depuis quelques années. A l’origine, j’y ai suivi ma femme qui travaille à l’ONU. J’aime beaucoup cette ville! Je peux tout faire à pieds. Alors bien sûr, la vie est chère… mais de toute façon, on ne peut rien acheter, les magasins ferment si tôt !

Parlez-nous de la genèse de votre documentaire. Comment avez-vous eu l’idée de réaliser un film sur un film qui n’a jamais vu le jour? Etiez-vous un fan de Dune?

J’étais un fan de Jodorowsky pour avoir vu un bon nombre de ses films. Un jour, j’ai visionné un documentaire – aussi d’un réalisateur genevois, d’ailleurs – nommé La Constellation Jodorowsky. Dans ce documentaire, il y a une séquence de quelques minutes, dans laquelle on le voit saisir cet énorme story-board sur le projet de Dune. Je me suis dit « bon sang, mais qu’est-ce que c’est que ce truc? ». A partir de là, mon imagination a commencé à s’emballer. Le projet est ainsi né dans ma tête et est resté en gestation pendant quelques années. A ce stade, je n’avais pas encore lu les livres. Je ne réalisais pas encore la difficulté d’adapter une telle œuvre, ni le potentiel du projet.

Comment avez-vous fait pour entrer en contact avec Jodorowsky?

J’ai fait des recherches sur Internet et j’ai fini par trouver que Jodorowsky avait une agente. Alors je l’ai contactée par e-mail. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu une réponse dans ma boîte e-mail. Mais pas de l’agente, de Jodorowsky lui-même! J’étais tellement nerveux que j’ai dû attendre une semaine avant d’oser la lire. C’était mon rêve de réaliser ce documentaire et je craignais de me heurter à un refus sec. Finalement, son e-mail, très concis, me proposait de venir le retrouver à Paris. J’y suis allé et nous avons eu un rendez-vous très bref, durant lequel il s’est montré facile à persuader. Et c’est ainsi que ça a commencé.

J’ai appris plus tard, dans une interview qu’il a donnée, que la seule raison pour laquelle il avait accepté est qu’il pensait que je ne finirais jamais le projet. Peut-être pensait-il que cela se passerait comme son propre film…

Etiez-vous le premier à vous pencher sur ce film avorté ?

Je n’en sais absolument rien. En revanche, au même moment où nous avons commencé à tourner, deux autres compagnies sont arrivées avec un projet similaire au nôtre et ont cherché à joindre Jodorowsky. L’une avait déjà commencé à interviewer Amanda Lear et ils allaient rencontrer le chanteur de Magma. C’était une extraordinaire coïncidence que trois personnes en même temps aient eu l’idée de faire ce documentaire. Alors que personne n’était au courant de notre projet.

Est-ce qu’il y a eu des conditions posées pour le tournage?

Le seul « mais » que Jodorowsky a évoqué concernait les droits sur les illustrations du film. Michel Seydoux, qui était le producteur de Dune, les détenait. Je devais donc passer par lui pour la réalisation de mon projet. Jodorowsky m’a informé qu’il vivait aussi à Paris, mais qu’ils ne s’étaient ni vus ni parlés depuis le refus des studios d’accepter le film, soit depuis 30 ans. Il a même ajouté « je pense qu’il me hait ». Donc c’est avec une certaine appréhension que j’ai été trouver Seydoux, après avoir arrangé un rendez-vous. Mais en pénétrant dans ses locaux, la première chose que je vois est une image du projet de Dune dans le couloir. Pourquoi une personne fâchée avec Jodorowsky voudrait vivre avec ce souvenir sous son nez? Intéressant.

Au fur et à mesure que j’avançais, j’ai découvert encore plus d’images de Dune et même d’autres films de Jodorowsky, tel que La Montagne sacrée. Puis, Michel Seydoux est arrivé, excité comme un enfant. C’est là que j’ai pu constater qu’il était non seulement loin de détester Jodorowsky, mais qu’il s’imaginait, à l’opposé, que c’était lui qui le haïssait! En fait, tous deux pensaient que l’autre lui attribuait l’échec du projet. Le documentaire a eu ceci de positif qu’il a servi à les reconnecter. Après les avoir interviewés séparément, nous avons choisi un lieu neutre pour les retrouvailles, un parc. C’est l’image qu’on voit dans le film, celle où ils sont assis sur le banc à discuter. Les retrouvailles ont été chaleureuses, à un tel point qu’ils se sont dit: « Retravaillons ensemble! ». C’est ainsi que nous avons eu droit à un nouveau film de Jodorowsky après 22 ans! [La danza de la realidad, 2013, ndlr]

Comment s’est déroulé le tournage du film? Notamment la relation avec Jodorowsky durant le tournage? On peut voir à travers le documentaire qu’il a un caractère assez bouillonnant…

En tout, le tournage a duré plus de deux ans. Nous avons commencé en 2011 et fini en 2013. Durant cet intervalle, nous nous sommes rendus trois fois à Paris, pour faire les interviews. Nous avons eu un très bon contact avec Jodorowsky. Il s’est montré très coopératif. Il m’a laissé toute ma liberté en tant que réalisateur. Il n’a d’ailleurs rien vu ni rien demandé à voir jusqu’à ce que le documentaire soit prêt. En fait, il m’a traité comme lui veut être traité quand il tourne ses propres films.

Sinon, pendant que nous filmions, il était assez distant. Ce n’est qu’après avoir vu le documentaire qu’il s’est ouvert à moi. J’ai lu plus tard dans des interviews qu’il disait que j’étais fou… Venant de lui, c’est pour moi un compliment !

Et comment a-t-il réagi lorsqu’il a vu le résultat final?

Il l’a visionné pour la première fois à Cannes. J’étais absolument terrifié. Nous étions assis à côté, avec sa femme. Durant la projection, je l’observais du coin de l’œil et j’ai pu voir qu’il était très attentif, sans pour autant deviner ses pensées. Lorsque les lumières se sont rallumées, je me suis aperçu que Jodorowsky et sa femme essuyaient leurs larmes. Et là, il s’est tourné vers moi et m’a dit: « C’est parfait. ».

Vous avez en quelque sorte transformé son plus cuisant échec en quelque chose de fort et de beau. Pensez-vous que cela a agi comme une catharsis sur lui?

Sûrement. Il m’avait dit d’ailleurs qu’il ne voulait pas participer au documentaire si ce dernier devait faire apparaître son projet comme quelque chose de triste. Il désirait le voir comme une victoire. La leçon à retenir est qu’il faut toujours essayer et que cet échec peut en inspirer d’autres. Etre motivé par un échec, seul Jodorowsky peut faire ça!

Est-ce que vous vous attendiez à un tel succès pour ce documentaire ?

Pas du tout. Nous ne l’avons réalisé que lors de la première diffusion avec la réaction très spontanée et enthousiaste des spectateurs. Ils étaient visiblement tous en phase avec Jodorowsky durant le film. Ils applaudissaient à chaque fois qu’il racontait comment il avait obtenu l’accord de tel ou tel acteur, que ce soit Orson Welles, puis Mick Jagger… C’était comme un jeu avec des supporters.

A ce propos, qu’avez-vous pensé de la version des événements que donne Jodorowsky de ces rencontres? Avec toute cette série de coïncidences qui l’a fait rencontrer les personnes qu’il souhaitait avoir dans son casting.

On pourrait croire que ce sont des histoires, comme par exemple la rencontre des Pink Floyd en train de manger des hamburgers, ou celle avec Mick Jagger. Mais au final, il y a toujours eu quelqu’un pour confirmer que ça s’était passé ainsi. Jodorowsky est un artiste et un excellent raconteur d’histoires. Peut-être que la vraie histoire est ennuyeuse. Qui sait? Et en fait, on n’a pas vraiment envie de savoir. C’est parfait comme ça. Pour certains, c’était facile, pour d’autres, il a dû se battre – comme pour Dali, qu’il a poursuivi à travers le monde. Mais ce sont toujours des histoires fantastiques, hilarantes.

Au sujet du casting, il semblerait qu’il manque une information au sujet d’un personnage important, Chani, la compagne de Paul. Surtout, lorsqu’on sait que, dans le film de David Lynch, elle a été jouée par une star des années 80’, Sean Young.

Jodorowsky avait prévu la fille de Niki de Saint Phalle pour ce rôle. Il ne désirait pas prendre quelqu’un de connu. En plus, ayant sélectionné son propre fils pour jouer Paul, la fille d’une autre artiste lui paraissait être un bon choix.

Et pourquoi ne pas avoir interviewé Mick Jagger ou les Pink Floyd?

Nous y avons pensé. Le problème est que les membres de Pink Floyd se détestent au point de ne pas pouvoir être réunis dans la même pièce. Quant à Mick Jagger, je craignais que son nom sur l’affiche ne déséquilibre le projet et ne sonne un peu… « cheap ». Je ne voulais pas que ça fasse comme si on le faisait juste pour l’avoir dans notre film ou sur l’affiche. Surtout que son rôle à l’écran dans le projet de Jodorowsky aurait été minime. Autant se concentrer sur les acteurs principaux, comme Brontis Jodorowsky.

Mais vous avez interviewé Giger, malheureusement décédé quelques mois plus tard…

Oui, nous sommes venus le trouver à son musée. Une anecdote d’ailleurs : Giger comprenait l’anglais, mais s’exprimait difficilement dans cette langue. Comme pour toutes les autres personnes interviewées, je l’ai laissé s’exprimer dans sa langue natale. Je pense que c’est plus authentique ! Ainsi, il parlait en allemand, Michel Seydoux en français et Jodorowsky en espagnol. Nous n’avions pas de traducteur sur place, ce qui fait que je ne savais absolument pas ce que les gens racontaient sur le moment. Il faut dire que nous n’étions que trois : le cameraman, un autre technicien et moi-même.

Malheureusement, Giger était déjà malade lors du tournage. Je crois bien que ce sont les dernières images de lui vivant.

Une des choses qui fascine dans votre documentaire est ce fameux recueil de dessins, le story-board de Dune. Pouvez-vous nous en dire plus sur lui?

J’ai eu beaucoup de chance de pouvoir le voir. Il doit en exister une quinzaine d’exemplaires, distribués à l’époque à plusieurs studios. Aujourd’hui, Jodorowsky et Seydoux en possèdent chacun un. Un troisième a réapparu au Japon, mais un peu différent, avec une autre couverture. Peut-être qu’avec la diffusion de mon documentaire, d’autres vont ressurgir. Dans tous les cas, je ne crois pas qu’ils soient perdus. Ce sont des livres énormes, des beaux objets, ils ne peuvent pas avoir fini à la poubelle! Ils doivent être quelque part.

On comprend dans votre documentaire que Jodorowsky voulait adapter Dune à sa façon, en réinventant parfois l’histoire. Les scènes qu’il décrit relèvent d’une violence qui n’existe pas dans le livre de Herbert, telle que ce passage où le duc Leto est démembré par le mentat fou du baron Harkonnen.

Je rejoins Jodorowsky lorsqu’il dit que l’écriture et le cinéma sont deux arts différents. Cela ne peut pas être exactement la même chose! Regardez Shining, par exemple. A mon avis, Herbert voulait un artiste pour adapter son livre, une personne qui puisse amener quelque chose en plus à son oeuvre. Le roman est étrange et le film doit être étrange également. Il était sûrement content que ce soit Jodorowsky ou David Lynch. Je ne pense pas qu’il aurait voulu un Michael Bay pour adapter son livre.

Au sujet de cette horrible scène de découpage de jambes et de bras, il faut imaginer que la scène réunissait Mick Jagger et Orson Welles en train de démembrer David Carradine[1] sur une musique des Pink Floyd [ou peut-être Magma, pire encore… ndlr]. Incroyable… Ce que le documentaire ne montre pas, c’est que dans la version de Jodorowsky, ces membres devaient être recueillis dans une boîte et jetés dans le désert. Jessica devait les retrouver, les assembler et s’en «imprégner» pour être enceinte d’Alia. C’est très différent que ce qui se passe dans le livre!

La fin aussi est très différente…

Oui, il tue Paul à la fin, c’est un changement fondamental. Il démontrait ainsi qu’il ne voulait pas de suite.

Votre documentaire montre l’influence que son projet aurait eu sur d’autres films comme Alien, Star Wars, Flash Gordon, Prometheus ou encore, Contact. Est-ce que c’est aussi évident que ça ?

Tout à fait. D’ailleurs, c’est exactement ce que j’ai pensé en feuilletant le story-board. Je me disais sans arrêt « J’ai déjà vu cette scène quelque part ! ». En ce qui concerne Alien, cela ne fait aucun doute. Quasiment tout le team engagé par Jodorowsky s’est retrouvé sur le plateau d’Alien. Et dans le monde du cinéma, il est courant que les idées circulent d’un réalisateur à l’autre. Prenez Georges Lucas ! Il était aussi de l’avant-garde, je suis sûr qu’il connaissait Jodorowsky et son œuvre. Je suis persuadé qu’il a entendu parler de ce projet lorsqu’il était lui-même en train de réaliser Star Wars.

Le lien avec Lynch aussi. Les coïncidences sont assez curieuses : Mick Jagger, une star du rock, dans le rôle de Feyd-Rautha, alors que David Lynch avait une autre rock star, Sting…

Je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Ce serait un peu bizarre, non ? C’est pareil au niveau des musique. Il y a d’un côté Pink Floyd et Magma, de l’autre Toto et Brian Eno, aussi des stars. Il y a des correspondances.

Et après ce Dune, d’autres projets de documentaire ?

Je suis en train d’y réfléchir. C’est compliqué, car pour moi, il est vraiment important que ce soit quelque chose dont Jodorowsky puisse être fier. Il m’a fait un incroyable cadeau en m’offrant cette histoire. Il m’a fait confiance en m’offrant le récit d’une partie de sa vie. Et j’ai beaucoup de succès avec ce film, je voyage à travers le monde avec. C’est une expérience incroyable ! Et je sais qu’il prend très au sérieux l’art, et les films. Alors je veux qu’il soit fier. Ca ne veut pas dire faire un film dans sa veine à lui, mais réaliser quelque chose qui soit sincère. Pas juste pour gagner de l’argent.

Propos recueillis par Vincent Gerber et Xuân Fry, octobre 2014

Pavich

L’interview se conclut sur une petite séance photos. Coïncidence (pas aussi grosse qu’une de celles de Jodorowsky…), mais l’arrière-fond devant lequel pose Frank Pavich contient un portrait de Mick Jagger, façon Andy Warhol.

[1] David Carradine est le Bill dans Kill Bill !