Utopiales 2015 : retours sur quelques futurs

UTOPIALES 2015_AFFICHE_(©Manchu)

A Nantes, le visiteur des Utopiales sait généralement à quoi s’attendre. Des tables rondes à profusion (avec la frustration, permanente, de celles qu’on a manquées), des films originaux, quelques expositions intéressantes… Mais on sait également que le cru de chaque édition se mesure surtout dans les nombreuses rencontres et échanges qui ont lieu hors des programmes imprimés. Mais cette édition 2015 du festival a su se démarquer par une saveur toute particulière. Ce notamment pour la délégation suisse romande présente (neuf représentants recensés).

Expositions

L’exposition principale proposée au public nantais cette année était consacrée à Manchu. On a pu y découvrir une centaine de magnifiques dessins (87 originaux couleurs et plusieurs dizaines de croquis), avec son style si détaillé, avec des toiles entièrement réalisée à l’acrylique et d’une force évocatrice rare. « Peut-être la plus belle exposition jamais présentée aux Utopiales » a déclaré Lehoucq, président de l’association des Utopiales. On ne peut qu’acquiescer. L’artiste signe sans doute une des plus belles affiches du festival également.

La table ronde qui lui était consacrée a permis de mieux connaître l’homme, plutôt discret au demeurant, mais dont la sympathie et la simplicité en fait une personnalité aussi reconnue qu’appréciée dans le milieu. On a au travers des échanges pu apprendre qu’il lui fallait 8 à 10 jours pour réaliser une couverture – ce qui paraît bien peu vu un rendu final si détaillé. L’artiste se refuse aujourd’hui encore l’utilisation d’une tablette numérique, mais il admet avoir recours à un logiciel de modélisation 3D pour bien saisir le rendu des ombres. Manchu a aussi fait état de ses liens avec l’Association Planète Mars (section française de la Mars Society, qui encourage les projets spatiaux en direction de la planète rouge), dont les scientifiques lui ont permis de parfaire la crédibilité de ses machines futuristes. Fantastique Manchu, à qui le jury des Utopiales a décerné le « prix extraordinaire » du festival, en récompense de son œuvre.

Si elles en mettaient plein la vue, le chapitre exposition ne se limitait pas aux œuvres de Manchu dans les allées de la Cité des congrès. La collection « Série B » de Delcourt, initiée par Fred Blanchard et Olivier Vatine, fêtait ses 20 ans cette année. L’occasion de revenir sur ces différentes séries – L’Histoire Secrète, Golden City, Jour J et j’en passe – avec des planches originales. Présentées dans un bunker, ces noir et blanc étaient du plus bel effet – à nous faire presque regretter de ne pas les avoir publiées tel quel, sans couleurs. Pour les accompagner, quelques couvertures (de Manchu) et autres croquis donnaient une vision d’ensemble de plusieurs univers phares de cette collection. Plus loin, les planches de Wika d’Olivier Ledroit (dessinateur des premiers volumes des Chroniques de la Lune Noire), vives de couleurs, contrastaient avec l’ambiance caverneuse du bunker. Elles démontraient surtout, s’il le fallait, que l’artiste n’a rien perdu du mordant de son trait, poussant l’innovation jusqu’à aller coller des petits rouages mécaniques et autres anneaux dorés sur ses originaux. Belle originalité, et  les amateurs de fantasy et de steampunk auront certainement apprécié.

Les autres expositions, plus restreintes étaient moins marquantes, notamment celle consacrée aux animaux du futur dont on aurait pu en attendre plus. Mais peut-être que les chantiers stellaires LEGO, situés à proximité, ont capté toute l’attention de cette partie du bâtiment. Sans répit, les animateurs ont mobilisé la créativité des plus jeunes (mais pas que !), faisant grossir de jour en jour la flottille de petits vaisseaux suspendus dans les airs à l’entrée des lieux.

Hommages

Cette 16ème édition des Utopiales était aussi, et plus tristement, particulière en raison de plusieurs grands noms disparus en 2015. Michel Jeury, Ayerdhal, décédé d’un cancer deux jours avant l’ouverture du festival, le Québécois Joël Champetier ou encore Terry Pratchett ont reçu de vibrants hommages de la part de leurs pairs et des fans présents. Plusieurs tables rondes sont revenues sur leur parcours, leur impact et leur héritage. L’émotion était présente – le rire aussi, notamment lors de la conférence dédiée à Terry Pratchett. En hommage à ce dernier, le festival projetait l’adaptation – très réussie, malgré quelques passages un peu surfaits – de son ouvrage Timbré, dont les deux présentations ont attiré les foules.
On remarque que la disparition de l’auteur ne marque d’ailleurs pas forcément une fin. Si aucune suite à la saga du Disque-Monde n’est à l’ordre du jour, le dernier roman du Britannique est en cours de traduction à l’Atalante, tout comme Stephan Baxter a fini, seul, la série de La longue Terre, co-écrite avec Pratchett. De même au Québec, où la mémoire de Joël Champetier sera perpétuée via un prix à son nom, annoncé à cette occasion. Un prix qui s’adresse aux auteurs francophones non-canadiens et une bien belle façon de renforcer les liens entre ces deux côtés de l’Atlantique.

Québec

Les Québécois justement étaient passablement à l’honneur cette année, notamment grâce à un partenariat entre le festival et la province canadienne. Outre l’hommage à Joël Champetier, une table ronde sur l’actualité de la science-fiction québécoise était au programme, en présence de Jean Pettigrew (président des éditions Alire) et Claude Janelle. Ce dernier, historien de la science-fiction francophone nord-américaine, est l’auteur de l’imposant DALIAF : le Dictionnaire des auteurs des littératures de l’imaginaire en Amérique française. Il se trouve également en charge chez Alire d’un projet visant à retracer l’intégralité de la production annuelle de leur province, au travers d’une revue « L’Année de la science-fiction et du fantastique québécoise ».

On a pu remarquer dans leurs discours que les préoccupations des auteurs et éditeurs québécois ne sont guère éloignées des nôtres : volonté de montrer la vivacité de la scène locale (pour nous nationale, au travers de l’Almanach des publications suisses), mais aussi tout le problème lié à la diffusion sur territoire français. Jean Pettigrew a ainsi rappelé les difficultés pour un éditeur étranger d’être présent sur les rayons de l’Hexagone, où le marché est déjà saturé – alors que les ouvrages français trouvent sans peine leur chemin au Québec, comme en Suisse d’ailleurs. Un problème que les auteurs suisses ont contourné en cherchant à se faire éditer en France directement, mais avec les problèmes de revenu que cela comporte, en raison des différences de coût de la vie et de la baisse actuelle de l’euro. Situation différente au Québec, où le réservoir de population permet de faire vivre les auteurs locaux via une maison d’édition (Alire), deux revues (Solaris et Brin d’éternité) et un festival (le congrès Boréal).

Et les Suisses ?

Les Suisses ? Oui, ils étaient bien présents également, et pas seulement pour le tourisme : Laurence Suhner, invitée du festival, concourait cette année pour le prix Julia-Verlanger avec Origines, le dernier tome de la trilogie Quantika. Si le suspense n’a pas tenu très longtemps (les bandeaux rouges annonçant le lauréat ayant été un peu maladroitement placés dès l’ouverture du festival sur Lum’En de Laurent Genefort), l’impact de Quantika était très présent durant les cinq jours. Que ce soit par la table ronde qui lui était entièrement consacrée, le mur avec les originaux signés par Manchu des couvertures de L’Ouvreur des chemins et Origines et les dessins préparatoires exposés bien en vue dans l’exposition (Manchu a d’ailleurs révélé en conférence avoir, par son dessin du Granc Arc pour Vestiges, fait modifier à la romancière la forme qu’elle lui avait donné dans le texte). Pas de prix, mais la Genevoise n’a certainement pas fait le déplacement pour rien.

Ailleurs, Anthony Vallat, également invité du festival, a participé à plusieurs tables rondes et continue de creuser l’œuvre d’Asimov. François Rouiller, qui n’a jamais manqué une édition, nous a révélé que le contrat pour son ouvrage en préparation avait été signé et que celui-ci sortira en mars prochain. Deux membres des éditions Hélice Hélas venaient eux présenter le projet d’anthologie sur la Suisse (à paraître en 2016) et montrer le premier tirage aux représentants de la presse. Cédric Jeanneret rejoint lui le jury du prix des blogueurs pour l’an prochain, tandis que quelques Franco-Helvètes s’infiltraient dans le comité œuvrant pour organiser une Worldcon en France en 2023… Belle activité.

Morceaux choisis

Il serait impossible de faire le compte-rendu de tout ce qui s’est discuté à Nantes, mais les tables rondes étant enregistrées, chacun aura à loisir de (ré)écouter celles qu’il a manquées. On se bornera néanmoins à présenter ici quelques moments clés saisis au vol :

– La question de la conquête spatiale a traversé plusieurs tables rondes. Beaucoup demandaient pourquoi cela s’était arrêté, voire « pourquoi on y était pas déjà » (Daniel Tron). Gros débat, mais les scientifiques présents de rappeler que la conquête spatiale n’a pas vraiment connu d’arrêt, chiffres à l’appui. Certes, on envoie plutôt des robots que des êtres humains, mais avec des résultats non moins fondamentaux. L’atterrissage de Rosetta sur la comète était encore dans toute les mémoires.

– « Vous me comprenez, vous m’avez toujours compris ». Beau témoignage de Robert Silverberg qui, en réponse à une question du public, expliquait par ces mots pourquoi il aimait venir en France. Le tout sans oublier d’y ajouter le plaisir de boire du bon vin et de retrouver son ami Norman Spinrad.

– « Faire de la SF, ce n’est plus tant en écrire. On est plutôt dans l’action concrète », dixit Nicolas Nova, professeur de design à Genève et auteur du livre Futurs ? La panne des imaginaires technologiques (éd. Les Moutons électriques).  Le réel a rattrapé, voire pris de l’avance, sur les esprits chargés de le penser. Avec l’exemple de Bruce Sterling, à Turin, qui préfère monter sa FabLab que d’écrire de la SF…

Jean-Marc Ligny a touché quelque chose de très pertinent en annonçant que le changement climatique avait changé la manière dont on pensait la science-fiction. C’est un phénomène qui, selon lui, est devenu certain. Un fait plutôt rare en SF, qui jusque-là traitait essentiellement de potentiel (guerre nucléaire, surpopulation, etc.). « Ca change la science-fiction actuelle, car le changement climatique doit [forcément] être intégré à la SF prospective. » Au point que ça devient un nouveau genre aux USA : les « climate fictions ».

– Avec la disparition de Terry Pratchett, la question a été de savoir ce qu’il adviendra de son œuvre. Notamment si elle allait entrer dans les universités, comme certain(e)s le craignent. Une université de l’invisible, à la rigueur…

– « La spécificité de la science-fiction québécoise, je pourrais dire qu’elle est suisse. » Jean Pettigrew faisait ici référence au climat, tant les températures rudes et vigoureuses des terres canadiennes marquent les pages de ses auteurs… Ce n’est pas Laurence Suhner et sa planète glacée qui le contredira.

Prochaine édition du 29 octobre au jeudi 3 novembre 2016 !

Vincent Gerber

shayol

©Ludovic Failler

Les prix – palmarès 2015

Prix Julia-Verlanger

Lum’en, Laurent Genefort, éd. Le Bélial, 2015

Mention spéciale du jury

L’Adjacent, Christopher Priest (traduction de Jacques Collin), éd. Denoël, 2015

Prix de la meilleure bande dessinée de science-fiction

Les Ogres-Dieux, tome 1, Petit, Hubert et Bertrand Gatignol, éd. Soleil, 2014

Album « coup de cœur » 2015 du public

Soucoupes, Obion et Arnaud Le Gouëfflec, éd. Glénat, 2015

Prix Utopiales Européen Jeunesse

Humains, Matt Haig (traduit par Valérie Le Plouhinec), éd. Hélium, août 2014

Prix Utopiales Européen

L’Autre Ville, Michal Ajvaz (traduit par Benoît Meunier), éd. Mirobole, 2015

Grand Prix du Jury – compétition internationale de longs-métrages

Évolution de Lucile Hadzihalilovic / France-Belgique-Espagne, 2015

Prix du public – compétition internationale de longs-métrages

Moonwalkers d’Antoine Bardou-Jacquet / Grande-Bretagne, 2015

Prix Extraordinaire

Manchu