L’occasion est belle, en 2019, de commémorer les 50 ans de la sortie de 2069 – oder dort, wo sich Futurologen und archäologen gute Nacht sagen (« 2069, ou le lieu où les futurologues et les archéologues se disent bonne nuit »), film pionnier de la science-fiction suisse. Ce moyen-métrage de 40 minutes représente le troisième et dernier épisode de Swissmade, réalisés en 1968 par de jeunes réalisateurs suisses prometteurs : Yves Yersin (avec Der Neinsager), Fritz Maeder (Alarm) et Fredi M. Murer, pour ce 2069.
Le scénario, teinté de cynisme et d’ironie, présente une visite diplomatique de la Suisse de 2069 par un extraterrestre en combinaison futuriste. Venu d’on ne sait où, l’étranger se montre à l’écoute des habitants de cette Suisse très propre en ordre et réglée comme du papier à musique. Un être, il faut le dire, sorti tout droit de l’imagination on sait combien fertile et dérangeante, de HR Giger, qui s’est largement investi dans le film.
Dans cette anticipation politique, la Confédération se voit dirigée par une entité invisible et informatique, le « Brain Center », à laquelle l’ensemble des citoyennes et citoyens se retrouvent personnellement connectés. Tous peuvent s’adresser à ce cerveau central par des bornes téléphoniques et ce dernier décidera à leur place du contenu de leur vie, de leur relation du jour. En fait, de leur rôle à jouer dans ce pays. Une forme de « démocratie totale » où, par la collecte de toutes les données existantes, un programme décide ce qui doit être – avec justice et équité, bien entendu, et du moins dans les formes.
Le rythme biologique de ces « citoyens intégrés » se voit quant à lui accéléré : les enfants – fabriqués par le Brain Center – commencent la vie à 7 ans et la terminent à 41. Quant aux contestataires, on les retrouve aussi, mais bien à l’écart. Parqués dans des réserves, ils ont le droit d’exister comme bon leur semble, tant qu’ils ne tentent pas de sortir de leur espace dévolu. Un consensus totalitaire à la Suisse en quelque sorte.
Filmé dans un style documentaire, 2069 se veut très contemplatif, avec pour seuls dialogues les explications et descriptions de cette Confédération 2.0 données par les protagonistes rencontrés par l’alien. Le calme et la fausse quiétude qui en découlent dévoile en réalité une critique assez radicale des instances politiques de notre pays. Critique crédible également, notamment par la conservation des décors authentiques, allant de pair avec un discours conservateur et anti-étrangers. Il faut dire que la vague de 1968 est passée par là, avec son refus sans concession des normes et des carcans. Le sociologue du cinéma Olivier Moeschler rappelle également que Swissmade représente la toute première production helvétique subventionnée – et ce par une banque suisse qui fêtait alors ses 100 ans. Le discours anti-système qu’il contient n’en ressort que plus subversif. Et ambitieux.
Contacté par courriel pour obtenir une copie de son film, Fredi Murer nous avertit : «N’oubliez pas, le film a été créé il y a 50 ans et dans un refus provocateur de la dramaturgie narrative des films classiques de l’époque. Avec le recul, j’ai échoué, mais au final, cela reste honorable. » « Honorable » sous le prisme cinématographique sans doute, mais avec un regard orienté science-fiction, le résultat se montre bien plus intéressant. 2069 représente la première incursion importante du cinéma suisse dans le domaine de la science-fiction. Rien de moins. S’il sort la même année que Gaudeamus Stellis, court-métrage de Raymond Favre, Pierre Versins et Pierre Strinati, la diffusion, la publicité et l’impact du film de Fredi Murer apportent à 2069 une véritable dimension nationale. Une œuvre pionnière et, en cela, très réussie. Absente du fonds de la Maison d’Ailleurs, l’œuvre y fait son entrée par l’AMDA, qui lui fait don de sa copie. 2069 y méritait incontestablement sa place.
Vincent Gerber – Article paru dans le D’Ailleurs Info 32, 2019.
Fredi M. Murer, 2069 – oder dort, wo sich Futurologen und archäologen gute Nacht sagen, 1968.
Pour une analyse détaillée du film, lire Olivier Moeschler, « 2069 dans le « nouveau cinéma suisse » : OVNI ou reflet de la société ? », in Gianni Haver & Patrick J. Gyger, De Beaux Lendemains ?, éd. Antipodes, 2002.