Écologie et ingérence humanitaire en 1957

La Fête du livre 2021 a eu lieu le dernier week-end d’août à Saint-Pierre-de-Clages. Un vendeur proposait d’anciens numéros de Fiction et Galaxie. Dans l’un d’eux, une nouvelle qui collait pile-poil avec la situation de l’été 2021, marquée par le dérèglement climatique, les menaces sur la biodiversité, une pandémie causée par un virus délogé de son milieu naturel et le retrait des troupes américaines d’Afghanistan (excusez du peu…).

Il s’agit d’« Entre le tonnerre et le soleil » de l’écrivain et anthropologue américain Chad Oliver (1928-1993), traduit par Arlette Rosenblum et publié dans Fiction n° 94, septembre 1961, pp. 3-47 (titre original : « Between the thunder and the sun », 1957). L’humanité a découvert une autre planète habitée. L’ONU (dans les années 1950-60 on disait « les Nations-Unies ») a édicté une loi : nous n’entrons en contact qu’avec des civilisations ayant un niveau comparable au nôtre. On a trop vu ce qu’ont donné la « découverte » de l’Amérique et la colonisation ! Plus jamais ça ! Mais là, pas de problème : cette planète a un niveau comparable au nôtre. On échange et commerce avec elle.

Voilà qu’on en trouve une deuxième, autour d’Aldébaran : cette fois-ci les indigènes sont primitifs, donc pas touche. Mais… ces indigènes sont en train de mourir de faim, peut-on rester là les bras croisés ? Bien sûr que non, il faut faire quelque chose, on va les sauver (air maintenant bien connu en Afghanistan, Irak, Libye…) ! On équipe donc une fusée avec un équipage et des scientifiques (ces derniers et les officiers peuvent emmener leur femme avec eux). Tous les gouvernements sont au courant, mais pas le bon peuple, qui doit continuer à croire qu’on respecte le devoir de non-ingérence. L’équipe décolle donc la fleur au fusil. Sur place, l’écologue (orthographié « œcologiste ») découvre ce qui a mal tourné sur cette planète : les indigènes collectionnent les crêtes de piverts, qui sont un signe de richesse. Or, les piverts mangent les insectes qui rongent les arbres. Donc si on massacre les piverts, les insectes xylophages prolifèrent, la forêt se meurt, les incendies font le reste et l’érosion s’attaque aux champs cultivés. On élève donc des piverts et on plante des milliers d’arbres : les zones traitées commencent à reverdir. La mission humanitaire terrienne semble en très bonne voie…

Bien sûr, un grain de sable va enrayer ce mécanisme bien huilé. Les jeunes hommes célibataires composant l’équipage flirtent avec les belles indigènes. La tribu observe avec réprobation, sans oser intervenir. Un jour, deux Terriens ivres s’en prennent à la fille d’un notable, qui meurt. Aussitôt, la tribu se soulève, massacre quatre Terriens et en capture un cinquième. Les indigènes l’amènent vers la fusée afin de le sacrifier. Pour le libérer, un rayon jaillit de la fusée et fait une centaine de morts. Il ne reste plus aux Terriens qu’à décoller la queue entre les jambes.

Comme d’habitude dans ce genre d’histoire, il y a un complot : quelqu’un savait depuis le début ! Qui ça ? Le représentant de l’ONU, auquel l’auteur donne le nom de Benito Moravia. C’est lui qui a soigneusement sélectionné l’équipage de manière à ce que la mission dérape. Son but : démontrer la validité de la règle de non-intervention !

Entre la peste et le choléra, le marteau et l’enclume ou le tonnerre et le soleil, que choisir ? L’auteur ne tranche pas et ne condamne pas non plus Moravia. Le lecteur peut aussi imaginer la suite de l’histoire :

  • Les indigènes vont-ils apprendre de leurs erreurs et cesser de massacrer ces pauvres piverts ?
  • Les Terriens vont-ils se le tenir pour dit et respecter dorénavant la clause de non-intervention ?

Notons enfin que le talent de visionnaire de Chad Oliver a ses limites. C’est ainsi qu’il n’a pas vu arriver l’émancipation féminine : les femmes embarquées dans la fusée n’ont pas de fonction dans l’expédition, elles ne font qu’accompagner leur mari. D’autre part, on se demande si l’auteur ne donne pas dans l’humour noir involontaire lorsque le narrateur (anthropologue comme l’auteur) suggère au chef de la tribu de remplacer les crêtes de piverts par des pièces d’or, premier pas vers le capitalisme qui n’a pas apporté que des bienfaits à l’environnement de notre planète…

Bruno Mancusi